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110 mètres haies

  • Photo du rédacteur: Alexis
    Alexis
  • 31 déc. 2022
  • 12 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 avr.

Les pieds vissés dans les starting blocks, les mains appuyées sur la ligne de départ, le dos courbé, la tête baissée, les yeux fermés. Cette course il ne faut pas la rater c'est la course d'une vie.


Bref regard à gauche puis à droite, il n'y a personne d'autre sur la ligne de départ. Pas non plus de spectateur dans les gradins. En fait la distance elle-même n'est pas fixée. Je lève la tête et la seule chose que je vois est la première haie avec ses deux grandes jambes qui me barrent la route. Elle est si haute qu'elle me ferait presque de l'ombre. Si impressionnante qu'elle en deviendrait presque inquiétante. Mais comment vais-je réussir à la passer ?


Pas le temps de se poser plus de questions, "PAN !", ça y est le départ est donné et la course est lancée. À nous deux maintenant haie de mes deux.


Première haie : 4 murs et 1 toit


Je n'ai pas le choix il faut que je trouve une maison pour passer l'hiver à Tromsø.


Fort de mes multiples déménagements à Paris ma technique est rodée voire presque industrielle : écrire un message sympathique, préparer un dossier bien complet et envoyer ma requête à la Terre entière. Enfin la Terre limitée à Tromsø et ses environs vous avez compris.

Première mauvaise surprise les loyers sont comparables à ceux de Paris, au moins je ne suis pas dépaysé.

Deuxième mauvaise surprise il y a beaucoup d'offres allant de tout à n'importe quoi. Du studio improvisé dans un garage, au placard à balais de neuf mètres carrés, en passant par la chambre dans la maison d'un couple avec un nouveau né, ce n'est pas vraiment ce à quoi je m'attendais.

Troisième mauvaise surprise mes critères de recherche m'emmènent majoritairement loin du centre-ville, trop loin. Suis-je prêt à faire deux heures à pieds par -10°C en rentrant de soirée ? Non et en même temps je n'ai pas vraiment le choix.


C'est pour ça qu'elle me faisait de l'ombre cette haie, pas si facile que ça à passer. Peu importe je me retrousse les manches et me lance à fond. Tous les propriétaires des appartements, collocations, studios, coins de canapé, bouts de parquet et plus généralement abris avec 4 murs et 1 toit reçoivent le même message :

"Hello hello, ça boome ?

Sympa le logement que vous avez là mais il serait pas encore plus sympa avec moi dedans ? Pas de chichi moi je sais que si !

Allé ciao bisous et vive la France"


Le taux de réponse est étrangement faible mais il faut rester positif, il y a des réponses. Et puis finalement il ne me faut qu'un oui pour passer l'obstacle.

J'enchaîne les visites et me fais une raison, la perle rare n'existe pas. C'est quand je m'apprête à accepter un studio bien trop petit et bien trop cher que ma bonne étoile se décide à montrer le bout de son nez. Enfin plutôt mes bonnes étoiles, ils sont trois étudiants norvégiens qui cherchent un colocataire temporaire pendant que l'un d'eux part en stage. La maison est grande, la chambre pas chère, eux ont l'air bien cools, le plan est parfait.


La visite a lieu le lendemain. On discute, sympathise un peu et bien vite l'affaire est bouclée, me voilà capitaine parmi les capitaines. N'y voyez là aucun excès de confiance, c'est juste le surnom qu'ils se sont donnés étant donné que la maison est située rue des capitaines.

Ça y est la première haie est passée avec succès.


Deuxième haie : traverser la rue


Mes pieds touchent à peine le sol de l'autre côté de l'obstacle que je vois déjà se dessiner la haie suivante, elle non plus n'a pas l'air évidente. Maintenant il s'agit de trouver un travail. D'aucuns diront qu'il suffit de traverser la rue mais une fois qu'on est de l'autre côté c'est là que les choses se corsent.


La ville fourmille d'étudiants rodés aux petits boulots auxquels je prétends sauf qu'ils ont tous un avantage de taille par rapport à moi, l'expérience. Difficile de vendre mes années de consulting pour devenir barman ou serveur mais heureusement pour moi j'ai plus d'un tour dans mon sac. Je vais jouer ma seule carte en main et faire appel à ma belle expérience aux Arts et Métiers bien qu'elle remonte à une petite dizaine d'années. Des bières j'en ai servies quelques-unes, des cocktails aussi si on part du principe que ça reste un mélange de plusieurs liquides dont un est alcoolisé. Banco, je réveille le Zident Foy's qui sommeille en moi et entreprends de déposer mon CV remis au goût du jour dans chaque bar, restaurant et hôtel de la ville. C'est pas moins de 30 établissements qui entendent ma petite chanson et mon discours bien rodé. L'objectif est juste de décrocher un entretien avec un responsable, ensuite à moi de faire mes preuves et de la jouer intelligemment.


Une fois de plus le taux de réponse est faible mais suffisant pour que je décroche quatre entretiens. Maintenant il faut convaincre. C'est presque trop beau car dès la première entrevue j'obtiens exactement ce que je cherche, un poste de barman à temps plein. Le lieu n'est pas celui que je préfère mais l'heure n'est pas à jouer la fine bouche, j'ai une promesse d'embauche et un travail dans le grand Nord de la Norvège.

Finalement elle n'était pas si haute à franchir que ça cette haie.


Troisième haie : retraverser la rue


Enfin... C'est ce que je pensais. On dit parfois que les promesses n'engagent que ceux qui les écoutent et j'en fais l'amer expérience.


Mes multiples relances pour avoir un contrat écrit sont vaines mais je fais confiance à mon interlocutrice, après tout elle est norvégienne. De toute façon je n'ai pas le choix. Quelques jours avant d'officiellement commencer je participe même à la journée d'introduction des nouveaux arrivants, rassurant. Mais finalement la veille de mon premier jour j'apprends qu'elle n'a plus besoin de moi. Oups. Retour à la case départ.


J'étais en train de courir à fond vers le prochain obstacle que cette déconvenue fait apparaître un boulet solidement accroché à ma cheville, c'est le doute. Je pensais l'avoir largué il y a un moment celui-là mais il est de retour. La situation ne me mets pas en confiance : je suis engagé avec mon logement, la saison touristique a déjà commencé et les trois autres pistes que j'avais m'ont sûrement remplacé. Parce que oui trois semaines se sont écoulées entre les entretiens et le début espéré de mon nouveau travail (voir les post 👉 Chez René et Les visiteurs).


La solution est simple il faut tout recommencer. Réimpression de CV, tournée de tous les bars de la ville et espoir d'entretien. La méthode reste la même si ce n'est que cette fois je taille ma barbe pour retrouver ma lucky moustache qui m'a plutôt réussi pendant que je faisais du stop. Le résultat est loin de mes espérances, je ne décroche qu'un seul entretien dans un bar que j'avais oublié de visiter lors de mon premier passage. Au moins les choses sont claires je n'ai pas le droit à l'erreur. La rencontre a lieu deux jours plus tard, je suis entraîné, prêt, affûté, ce travail il me le faut à tout prix. Ma lucky moustache fait son effet ou du moins c'est ce que je me plais à penser. Je commence quatre jours plus tard et cette fois on me promet un contrat une fois les jours d'essais validés.


Et bah mazette, il a fallu s'accrocher pour la passer celle-là ! Me voilà reparti dans la course tête baissée et j'en profite pour abandonner le doute sur le bas côté. J'ai un logement, un travail et comme l'impression que plus rien ne peut m'arrêter. Pourtant je ne vois toujours pas la ligne d'arrivée mais plutôt une ombre familière qui commence à se dessiner au loin, c'est déjà la prochaine haie.


Quatrième haie : les petits papiers


Celle-là est moins impressionnante, elle paraît même fragile. À mesure que je m'approche je la vois vaciller dans le vent. Je ne suis maintenant qu'à une enjambée et je comprends qu'elle n'est pas de la même trempe que les autres, celle là n'est faite que de papier. Pourtant la règle reste la même il faut passer au-dessus pour continuer la course.


Pour être honnête elle est faite d'une multitude de papiers. Papier pour justifier de ma présence en territoire norvégien, papier pour m'autoriser à travailler en territoire norvégien, papier pour payer des impôts en territoire norvégien, papier pour ouvrir un compte en banque en territoire norvégien, papier pour expliquer dans quel ordre établir les quatre papiers précédents, papier plié en forme de cocotte en papier (tiens, qu'est-ce qu'il fait là lui ?), papier pour mon contrat de location en territoire norvégien, papier pour ne pas oublier les papiers à accoler à chaque demande de papier. Bref, c'est une piscine de papiers dans laquelle il ne faut surtout pas se noyer car tout doit être fait dans un ordre bien précis pour obtenir le précieux sésame, le D-number. Ça ne vous parle peut-être pas mais c'est un numéro d'identification nécessaire aux étrangers pour toutes les démarches administratives en Norvège, un genre de super numéro de sécurité sociale obligatoire aussi bien pour ouvrir un compte en banque que pour avoir un téléphone norvégien.

Mais pour avoir cet identifiant il faut avoir un travail, pour avoir un travail il faut avoir une adresse en Norvège et pour avoir une adresse en Norvège il n'est pas rare qu'on vous demande votre D-number. La fameuse histoire du chien qui se mord la queue.


Je tente ma chance en allant me déclarer au poste de police comme travailleur émigré. Dans la salle d'attente j'entreprends de peaufiner le discours que je m'apprête à délivrer à l'agent qui va me recevoir. J'essaie d'anticiper les questions car je sais que mon dossier n'est complet qu'à 99% et que pour le 1% restant je mise sur mon statut de ressortissant de l'Union Européenne, sur ma moustache (évidemment) et sur mon interprétation des sites du gouvernement que j'ai parcourus.


Une petite dame fait son entrée et beugle mon nom, non sans l'écorcher. Je rentre dans une pièce de deux mètres carrés sans chaise ni porte-manteau et visiblement pas très bien chauffée, elle est de l'autre côté d'une épaisse vitre confortablement installée dans son fauteuil avec sa tasse de thé à la main. Elle ne m'a pas encore regardé ni adressé la parole car elle a les yeux rivés sur son écran. Au bout d'un moment elle daigne enfin me jeter un regard par dessus ses lunettes et dit tout doucement, presque en chuchotant, "Passport". Je ne sais pas si c'est à cause de l'épaisseur du verre qui nous sépare ou si c'est un genre de test d'audition qu'elle me fait faire mais clairement elle n'a pas envie de faire d'effort pour se faire entendre. Je ne sais pas non plus si c'est le manque de chauffage ou la sympathie de mon interlocutrice mais l'atmosphère est glaciale. Comme l'impression d'être dans un film et pas du coté des gentils.

Après avoir pianoté ce que j'imagine être mes informations d'identité elle entreprend de minutieusement me dévisager tout en faisant des allers-retours sur la photo de mon passeport. J'ai l'impression que ça dure des heures. Je n'ose pas détourner le regard de peur qu'elle s'imagine des choses alors je la fixe droit dans les yeux, sans bouger. Comme dans un western le duel de regard est lancé et je ne suis pas prêt à le perdre après les trois heures de bus que je viens de passer. Bon sauf que je ne suis pas dans un western et que vu de l'extérieur je dois pas avoir l'air commode debout droit comme un i, le visage fermé et le regard fixe. Et si elle me prend pour un psychopathe ? En même temps avec toute la mise en scène de l'interrogatoire difficile de pas se sentir comme Anthony Hopkins dans le Silence des Agneaux.

Finalement après deux trois questions concernant ma situation dont mes réponses si préparées ne m'apportent qu'un petit "Ok", je la vois imprimer un papier sur lequel je reconnais mon nom et prénom en première ligne et une suite de chiffre en deuxième ligne, ça sent le D-number à plein nez, hallelujah !

Elle me rend mon passeport et me souhaite juste une bonne journée. Autant je suis étonné de ce soudain élan de politesse, autant je reste un peu sur ma faim. Le graal est à portée de main juste de l'autre côté de la vitre et elle me dit simplement aurevoir ? Apparemment oui, tant que je n'ai pas le papier de mon contrat de travail je n'aurai rien, walou.


Ce n'est que trois semaines plus tard que j'ai ma revanche. Décidément pas la plus commode à passer cette haie comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences.


Cinquième haie : la réalité du grand Nord


J'ai les muscles chauds après ces quatre haies il ne me reste plus qu'à dérouler ma foulée jusqu'à la prochaine, presque impatient de découvrir le nouveau challenge qui m'attend.


Concentré sur ma course j'en ai presque oublié que je suis en territoire hostile. L'automne a fait ses bagages depuis bien longtemps et a laissé sa place à l'hiver et sa nuit polaire. Le soleil est parti se coucher sans même que j'ai eu le temps de lui souhaiter bonne nuit, il ne reviendra que dans deux mois et en attendant la ville a revêtit son manteau blanc qui ne cesse de s'épaissir de jour en jour.

Dit comme ça j'en oublierais presque la réalité du quotidien, cette cinquième haie qui se découvre à présent devant moi. C'est surtout elle que j'attendais et que je suis venu affronter : la nuit, la neige, le froid, le vrai hiver du grand Nord.


Le début du mois de décembre paraît presque trop simple car la neige saupoudre à peine les trottoirs de la ville, la température ne descend pas en dessous des -3°C et la fameuse nuit polaire que j'attendais laisse tout de même place à une timide lumière entre 10:00 et 13:00. Naturellement je m'élance de toute ma longueur au dessus de l'obstacle, confiant sur la suite des événements qui sont moins rudes que ce que j'imaginais.


Mais il ne faut jamais sous-estimer l'adversaire. Ma cheville tape la barre horizontale de la haie, excès de confiance, le véritable hiver se montre enfin. Durant une semaine le mercure ne dépasse pas les -10°C. La semaine suivante 45 centimètres de neige tombent en une nuit rapidement suivis par 27 autres centimètres qui viennent compléter le tableau. Et finalement les 3 heures de relatif jour se réduise maintenant à 1 heure de clair obscur. Pas le temps de niaiser il faut maintenant dégager l'épaisse couche de neige qui tapisse l'allée de la maison et j'en fais une affaire personnelle. Quelques 1200 coups de pelles plus tard (selon les organisateurs, pas de chiffre officiel de la police) l'allée est dégagée. Enfin pour quelques jours seulement car en une nuit 68 nouveaux centimètres viennent vite effacer les deux heures de dur labeur. Tel Sisyphe qui pousse son rocher en haut de la montagne avant de le voir retomber une fois le sommet atteint, j'entreprends de dégager l'allée une nouvelle fois. 1100 coups de pelle plus tard (parce que oui j'ai pris du skill entre temps) l'allée est de nouveau dégagée. Vous devinez la suite, la satisfaction du travail bien fait ne dure pas plus de quelques jour faute à la neige qui fait de nouveau son retour. Cependant monsieur Camus avait raison, il faut imaginer Sisyphe heureux.


Je passe donc cette nouvelle barrière en me réjouissant des dures lois de l'hiver, main dans la main avec mon bonhomme de neige que j'ai tout naturellement décidé d'appeler Albert.


Sixième haie : partir de zéro


J'enchaîne les foulées jusqu'à la prochaine haie, celle là je l'ai vu venir de loin. Le premier jour d'un nouveau boulot dont je ne connais pas les ficelles. J'ai convaincu le responsable que j'apprends vite alors maintenant il faut que je transforme ces belles paroles en actes.


La page est blanche, je dois tout apprendre pour être un bon barman, un bon serveur et un bon barista. En plus des routines propres à mon établissement je découvre surtout les bases de ces trois métiers car à part servir des bières et changer un fût je peux dire que mon expérience est proche de zéro. Alors quand je ne suis pas au bar pour travailler je m'entraîne à ma façon ce qui me vaut des regards amusés de mes colocataires. Il faut les comprendre car il n'est pas rare que quand ils rentrent je sois en train de zigzaguer entre des chaises avec un plateau rempli de verres dans un genre de parcours d'obstacles improvisé au milieu du salon, ou que je m'entraîne à verser à la goutte près des bouteilles d'eau dans des verres tout en pestant en français dès que je dépasse d'un centilitre la limite fixée, ou encore que je fasse des dessins incompréhensibles pour m'aider à retenir les quelques 27 cocktails à la carte du bar.


Ils n'oseraient pas l'avouer mais j'en suis presque sûr ils me prennent pour un fou. Qu'importe ! Mon objectif est clair, je veux mettre toutes les chances de mon côté pour pouvoir continuer à travailler dans ce bar. Une semaine plus tard je vois mes efforts récompensés avec un contrat de travail en bonne et due forme et la promesse de faire de plus en plus d'heures.


Mais est-ce vraiment mon entraînement qui a payé ? Ne me suis-je pas fait toute une montagne de cette obstacle là où une enjambée aurait suffit ? L'histoire ne le dit pas mais ce que je comprends à travers tout ça c'est qu'il m'a manqué quelque chose depuis le début de cette course. Quelque chose qui a permis maintes fois au doute de s'installer. Quelque chose que j'ai compensé par de nombreux artifices. Mais ça y est je l'ai enfin : j'enfile le maillot de la confiance.



À la différence du sauteur de haie qui connaît la distance à parcourir et la hauteur des obstacles à franchir je me crée mes propres haies.

À la différence du sprinteur qui court contre le temps je fais tout pour prendre le mien.

À la différence de l'athlète qui veut marquer l'histoire je suis simplement en train d'en écrire une.


La suite de la course je ne la connais pas. Ce que je sais en revanche c'est que je suis bien loin de la ligne d'arrivée...



Vers l'infini et au-delà 🚀


Bonus


En discutant avec un type tout en lui préparant son cocktail

🎶 One more night - Michael Kiwanuka


 
 
 

1 comentario


antoine.pluche
02 ene 2023

La légende du nouveau Jesse Owens qui se mit à servir des cocktails en sautant par-dessus les tables norvégiennes sans renverser une seule goutte 😎💪You da best bro !

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Suivi de l'aventure jusqu'en Alaska, en passant par de multiples détours...

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est complètement volontaire

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